CERTAINS rituels indonésiens impliquent l’exécution de plusieurs musiques à la fois dans le même espace et un même temps : ainsi, plus de six chœurs peuvent chanter côte à côte mais séparément. Alors que ces musiques ne font l’objet d’aucune coordination rythmique, elles sont pourtant exécutées simultanément : elles sont juxtaposées. Cette juxtaposition est fixe, durable et intentionnelle. Certes, ce phénomène se retrouve dans de nombreuses parties du monde. En Indonésie, je l’ai rencontré dans les îles de Sulawesi, Bornéo, Flores et Bali. Néanmoins, il n’a jamais été analysé.
Extrait de l’excellent article de Dana Rappoport
Au niveau sonore, le résultat surprend : loin d’être un empilement de sons hétérogènes, c’est au contraire une myriade d’harmoniques fusionnant en un halo sonore déconcertant. Cette juxtaposition stable de musiques différentes remet en cause la nature de la musique fondée en Occident sur une même intention de produire des sons ensemble. Or, les musiques en question, jouées volontairement au même moment, ne sont jamais destinées à l’être ensemble. Musicalement, il ne s’agit donc ni d’hétérophonie ni de polyphonie car ces procédés impliquent des voix organisées et conçues pour être ensemble. L’ethnomusicologue est alors piégé : il ne peut pas chercher à décrire un procédé musical puisque ces juxtapositions de musiques ne sont pas ordonnées d’un point de vue musical.
Si maintenant, sur le plan de la communication, on tente de décrire ces musiques juxtaposées en s’interrogeant sur les relations qu’entretiennent dans ces rituels les interprètes et leurs auditeurs, le schéma « émetteur- message-récepteur », postulé par Roman Jakobson, s’avère inopérant. D’une part, lors de ces fêtes, plusieurs sources émettent simultanément, d’autre part, les récepteurs semblent absents.
D’un point de vue anthropologique, la juxtaposition des musiques dissimule une variété de sens que l’article propose de dévoiler. Décrire la façon dont des gens jouent de la musique, c’est déceler la nature des relations au sein d’une société. Je tenterai de montrer ici la dimension quasi idéologique de ces superpositions musicales rituelles indonésiennes, faites de musiques juxtaposées. Derrière ce phénomène musical se cachent des idées et des valeurs fondamentales à la société en question.
Plutôt que d’analyser quelques occurrences de juxtapositions musicales dans différents rituels de plusieurs populations, j’ai choisi, à partir de la description d’un seul cas, celui des Toraja de Sulawesi en Indonésie, de
montrer à quoi correspond l’exécution simultanée de musiques différentes.
L’hétérophonie, au sens le plus courant, désigne une conduite musicale où plusieurs exécutants chantent en quelque sorte à l’unisson : elle ne se compose pas de parties distinctes dûment nommées par les chanteurs eux-mêmes comme dans la polyphonie proprement dite, mais repose sur des décalages mélodiques plus ou moins importants ayant pour effet de donner à la mélodie principale une certaine épaisseur. La polyphonie, quant à elle, est un processus plurilinéaire simultané hétérorythmique et non parallèle, chaque voix étant indépendante et responsable. En savoir +